mercredi 28 novembre 2018

Misère, quel froid !



Le plus souvent, la littérature associe la misère à la faim. La question de la nourriture est toujours cruciale pour les personnages démunis. Pour eux, le jeûne est quotidien, le bouillon clair est une chance, une pomme de terre est quasiment un luxe.

Leur faim peut alors prendre une tournure obsessionnelle et virer au cauchemar, comme dans "La Grasse Matinée" de Prévert :

Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain

il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim

elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par des boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines...
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube

et dans l'intérieur de sa tête un brouillard de mots
sardines à manger

oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier a été égorgé en plein jour

l'assassin le vagabond lui a volé deux francs
soit un café arrosé
zéro francs soixante-dix

deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain

il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.

Je dirais, cependant, que la misère est aussi liée au froid.
Au travers de mes lectures, je vois que les personnages misérables grelottent, gèlent, tremblent, sont gelés ou transis... La froidure semble s'acharner sur eux. Cette prépondérance du froid apparaît, par exemple, dans "Le Mendiant", de Victor Hugo :

Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s'arrêta devant
Ma porte, que j'ouvris d'une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,

Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C'était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l'homme et les joignant pour Dieu.

Je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l'entendre.
« Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre,

Devant la cheminée. » Il s'approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
É talé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l'âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu'il séchait ce haillon désolé
D'où ruisselait la pluie et l'eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.



Évidemment, la faim et le froid œuvrent également de concert, comme dans "Les Effarés", de Rimbaud :

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,
A genoux, cinq petits, - misère ! -
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l'enfourne
Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le Boulanger au gras sourire
Grogne un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Quand pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche
On sort le pain,

Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,

Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,

Qu'ils sont là tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, grognant des choses
Entre les trous,
Tout bêtes, faisant leurs prières
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,

Si fort qu'ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblote
Au vent d'hiver.

La faim est criante. Elle a l'honnêteté pour elle. Elle nous tenaille de visu.
Le froid, lui, est sournois. Il s'insinue, il sape, il tue dans le silence, en un endormissement.
Dans nos villes, c'est plus souvent lui qui fait les titres de la presse au plus glacial de l'hiver...






mercredi 21 novembre 2018

Les mots justes

J'ai envie de dire une énormité !
S'il n'y avait qu'un poète, ce serait Norge.

Pas de réactions ? Je continue.
S'il n'y avait qu'un seul vers de lui, ce serait

Deux pochards sentimentaux
trébuchent des obscénités
aux passantes accélérées.

Rassurez-vous, Norge n'est pas le seul poète et c'est bien heureux. Cela dit, il m'est un indispensable. Son universalité me touche.

Et ce vers, tiré du poème Place Rouppe, est probablement mon préféré. Par le choix des mots, l'audace dans le raccourci qui fait d'un verbe, un autre. En neuf mots, Norge a éveillé en moi la sympathie pour ces pochards et l'empathie pour ces passantes fuyantes. En neuf mots, il a peint tout un fait de société.

Il a eu d'autres éclats, bien sûr.

On s'entoge encore une fois
du faux habit de soi-même

ou encore

Un crampon dans le sapin,
Le nœud est déjà tout lisse,
Louis, ton chagrin s'y glisse,
pends-le bien.

Certes, c'est faire œuvre de poète que de rechercher le mot juste. Ou plutôt de saisir le mot juste au vol, quand il se présente. Je ne pense pas qu'on cherche, on y passerait trop de temps. On laisse venir, ça va plus vite. Mais pour laisser venir encore faut-il laisser la place. Tout l'art poétique...



mercredi 14 novembre 2018

L'arbre qui cache la forêt

Ou la question de la virtuosité.

J'ai suivi la 34e Horde.
J'ai suivi la trace du neuvième Golgoth.
J'ai atteint l'Extrême-Amont du roman d'Alain Damasio, "La Horde du Contrevent".
Ce ne fut pas un chemin facile.

La quatrième de couverture parle d'un auteur qui écrit peu par exigence.
Je veux bien le croire. L'écriture est en effet exigeante. C'est de la virtuosité. À l'excès.
Trop souvent, je n'ai vu qu'elle. L'arbre qui cache la forêt de l'histoire.

"La horde du Contrevent" m'apparaît comme un exercice de style. À l'instar de certaines mélodies de Paganini. Virtuose lui-même, il composait pour les virtuoses. Je n'ai peut-être pas l'oreille assez formée, mais quand je l'écoute, je n'entends plus la mélodie. J'entends la sueur du musicien. J'entends sa prouesse. J'entends l'archet prendre feu. Cela me distrait et je rate ce qui fait la beauté de l'œuvre : son cœur. Quand la virtuosité en arrive là, elle devient défaut. C'est souvent comme telle que je la ressens.

Je ne doute pas un seul instant qu'Alain Damasio ait mis tout son cœur dans l'écriture de ce roman de haut vol. Il y a mis bien plus que son cœur et cela se lit trop. Habituellement, j'aime sentir la présence de l'auteur dans un livre. Cela crée une connivence qui me plaît. Ici, je me suis senti bousculé et parfois, exclu. Il n'y en avait que pour lui. J'avais le sentiment qu'il écrivait pour atteindre une maestria plutôt que pour m'atteindre, moi, lecteur.

Quoi qu'il en soit, l'histoire est prodigieuse, haletante. Sans elle, je n'aurais pas été jusqu'au bout. Je regrette d'avoir eu la vue gênée par cet arbre. J'aurais aimé le réduire, d'un coup de cognée, afin de mieux apprécier, de mieux saisir, l'ample beauté de la forêt qu'il s'ingéniait à me cacher.


dimanche 11 novembre 2018

Haïkus d'automne


Gris, le ciel si bas,
Mais la lumière en mon cœur.
Poésie, toujours.


Un canapé blanc
Au beau milieu du trottoir.
Mais la nuit est fraîche.


Dans le matin frais,
La plume blanche qui tombe.
Moment suspendu.


Dimanche d'automne
Difficile à prononcer :
procrastination.


Septembre jazzy,
Il joue de la batterie.
Il joue, c'est le mot.


Quand les feuilles tombent,
Montent les notes de jazz.
Oscar Peterson.


Il fait frais dehors.
Ici, ça ne se sent pas.
Le piano s'enflamme.


Une feuille rouge
Là, sur ma voiture blanche.
Cadeau de l'automne...


Le soleil est frais.
Le silence est dans le tram.
Tout est à sa place.


Cette pluie est fraîche.
Les oiseaux, quand migrent-ils ?
Le temps passe vite.


Pluie d'automne. Et vent.
Les feuilles rouges qui dansent.
La chaleur du thé.



Là, dans le métro,
Toujours la même mendiante.
L'automne fraîchit.


L'automne, une table,
Tête-à-tête avec ma bière.
Soirée poétique.








mercredi 7 novembre 2018

Quand je me suis vu ne rien voir

Depuis le mois de septembre, je suis un atelier d'écriture intitulé "Mystère et poésie du quotidien".

La poésie du quotidien.
C'est un chemin qui m'invite. Trouver la source de l'émerveillement au jour le jour, savourer la jubilation de l'instant, j'y aspire de toutes mes forces. Parce que le mystère et la poésie représentent des échappées salutaires et rendent notre monde plus beau. L'écriture de haïkus, instants saisis, fait partie de cette démarche...

Au cours de cet atelier, il m'a été donné de répondre à deux questions qui m'ont interpellé et dont j'ai eu plaisir à chercher les réponses. Les voici.

En quoi y a-t-il du mystère dans le quotidien ?
Le jour se lève, le jour s’écoule, le jour se couche. Bis repetita. Encore et encore, litanie infinie d’une horlogerie finement huilée. Cependant, les secondes ne s’égrènent pas, c’est nous qui les distillons avec la patience de ceux qui savent qu’ils iront au bout, de toute façon. Et pas un seul pour s’étonner que les couleurs du jour ne soient jamais les mêmes. Que la trajectoire du soleil ne soit déviée, que la même seconde de la veille n’ait qu’une pâle ressemblance avec celle d’aujourd’hui, ressemblance que nous lui prêtons parce que nous n’avons pas pris le temps d’écouter le bruit de la grenouille qui plonge et que nous avons donc raté l’instant. Effarante exactitude d’un recommencement qui, contre toute attente, n’a jamais lieu. Jumeaux aussi peu semblables qu’on puisse le croire, les jours se phagocytent les uns les autres et c’est à celui qui prétendra être le quotidien suprême, qui dicte sa loi et nous impose son éternité. Nous sommes les dupes consentants de ce mensonge. Avoir vécu autant de vies que de jours, tel est notre destin. Ne pas le savoir, tel est le mystère.


Quand y a-t-il de la poésie dans mon quotidien ?
Je reviens sur la grenouille qui plonge*.
Ce n’est pas banal. Elle plonge, sans se douter le moins du monde qu’elle répondait à toutes nos questions voraces sur la beauté de la vie. C’est un petit bond pour la grenouille, mais un grand bond pour l’humain. Car il est de la petitesse de cet acte comme de l’immensité du cosmos : une infinité. La grenouille souligne de sa banalité l’infinie beauté de chacun des instants que nous nous consacrons à vivre. Elle révèle en nous cette fragilité délicieuse que nous cachons par crainte d’attirer sur nous des regards. Elle murmure à notre âme des promesses de délectations langoureuses. Elle ouvre un couteau et nous écorche doucement pour que nous ressentions pleinement la sublime douleur d’être défait de sa pudeur. Je l’entends, parfois, la grenouille. Quand j’ai baissé la garde. Quand je me suis vu ne rien voir. Quand je m’éveille soudain à la beauté. C’est alors un rayon de poésie qui vient percer l’ombre de la journée.



* Il s'agit de la grenouille de Basho :

vieille mare
une grenouille plonge
bruit de l'eau